Petite histoire d’un parcours institutionalisé : « T’es plus un enfant, t’es pas un adulte, t’es juste rien. »

Phot de fils barbelés

On a peu de retours d’expérience des parcours en institution. Et pour cause, ce ne sont pas aux personnes qui l’ont vécu que l’on donne la parole. J’ai croisé Julien, qui m’a autorisée à partager son histoire.


Tout sauf une école

Quand je reçois le dossier de Julien, dans la case « handicap », c’est écrit retard mental. ça ne m’aide pas à comprendre comment dans un groupe tous handicaps confondus je peux m’adapter à ses besoins, et mes interventions pour qu’elles soient accessibles. Pour ça, je dois recevoir Julien, qui est venu avec son CV.

Son CV et sa colère.

Julien a besoin d’une reconversion professionnelle, pas parce qu’il a un retard mental, mais parce que son corps n’est plus en état d’exercer le métier d’agent d’entretien. Ancien obèse, il a subi une sleeve qui le laisse affaibli, il a le dos en compote et son apnée du sommeil l’empêche de récupérer. Il a diverses autres difficultés physiques, qui n’apparaissent pas dans sa fiche d’orientation. Jamais il n’évoque le retard mental.

Il me tend son CV, sur lequel n’apparaît aucun diplôme et uniquement des postes de travail en ESAT. Je lui explique que j’ai un dossier à remplir, que je vais utiliser son CV mais que ce qui m’intéresse surtout c’est son ressenti sur tout ça.

C’est là que Julien me tend sa colère.

Petit, Julien a montré un retard scolaire. Je crois comprendre qu’il était surtout un peu plus lent que d’autres avec des difficultés orthographiques importantes. Il explique que l’école ne voulait pas trop s’encombrer de lui, alors que lui voulait apprendre. Et que du jour au lendemain, il n’a plus eu le droit d’y aller. Qu’il a entendu parler d’une autre école, et qu’il s’est retrouvé dans tout sauf une école.

On faisait rien, on s’ennuyait, j’ai plus rien appris, jamais. Fallait juste rester calme. Au début tu comprends pas, et au bout d’un moment tu réalises que ta nouvelle vie c’est ça. On t’as mis dans un endroit pour t’oublier, où tu végètes parce que personne voulait s’occuper de toi. Au début j’ai pleuré, après j’ai fait le con, y’avait rien d’autre à faire de ses journées « 


L’abandon justifié

C’est ce que Julien a retenu de son enfance. Une trahison, un abandon. À l’âge adulte, on lui a dit qu’il devait se mettre à travailler. Mais que de toute façon il n’avait aucune compétence en rien. Et puis qu’il commençait à peser un peu lourd, qu’il faudrait voir à pas abuser, qu’il se laissait trop aller. Mais Julien s’est dit qu’au moins, il avait fini son temps en école spécialisée, qu’il allait pouvoir vivre sa vie d’adulte, avoir des envies, faire sa vie.


Le cercle vicieux

Mais non en fait, c’était pas fini. Le tampon débile ne s’efface pas. Personne cherche à t’aider à trouver un travail, ta place c’est en ESAT. Et là faut pas croire que tu peux choisir un métier. Tu fais ce qu’on te dit et tu la fermes. Et si jamais tu l’ouvres, y’a toujours qqn pour te prendre entre 4 yeux et te rappeler que comme t’es un peu con t’as pas le droit d’avoir un avis. On te fait faire des stages, on dit aux entreprises qu’il faut te prendre par pitié vu que t’es retardé, comme ça les chefs ils savent qu’ils peuvent te traiter comme de la merde, et te faire faire les trucs que personne veut faire. Après on s’étonne que tu deviennes obèse, et nerveux, et dépressif. On s’étonne que tu sois pas heureux. Toi tu dis que t’aimes ça ou ça, on te dit que tout ce que tu sauras faire c’est passer la serpillière. C’est un cercle vicieux : si tu l’ouvres c’est que tu comprends rien, si tu l’ouvres pas c’est que t’es à ta place là où t’es. Y’a pas d’issue.

Julien a passé la serpillière. Pendant 10 ans, de toutes ses forces, jusqu’à ne plus en avoir. Pendant ces 10 années, il est aussi tombé amoureux, et a eu deux enfants. Deux enfants « différents, comme on dit maintenant« . Deux enfants qu’il faut conduire deux fois par semaine chacun dans deux CMPP différents.


Tout faire pour éviter l’IME

Julien m’explique que le système a tenté d’évincer ses deux enfants, que l’école aurait bien aimé se débarrasser d’eux, qu’on ne vit pas dans un monde qui accepte la différence.

Quand on m’a dit qu’il fallait les mettre en IME, j’ai refusé en bloc, je me suis retrouvé avec l’assistante sociale dans mon salon 10 fois plus vite que pour une aide financière. C’était simple : soit j’acceptais l’IME, soit ils étaient placés. J’ai vite compris que s’ils étaient placés, on les mettrait aussi à l’IME, alors je me suis battu, au risque de pas leur plaire.

Il a gardé ses enfants avec lui, ils ne sont pas en IME non plus, « par contre si je rate un seul rdv CMPP, on me les enlève. Le CMPP ne s’adapte à rien, donc lui et sa femme doivent se plier aux rendez-vous imposés, la voiture est indispensable, et le travail à temps partiel inévitable pour au moins l’un des parents.

Une fois ce combat gagné, il s’est dit qu’il pouvait aussi se battre pour lui-même. Il a réussi je ne sais comment à échapper au milieu adapté pour se retrouver là, dans mon bureau, avec son CV et sa colère. On a passé 4 mois ensemble à bosser son nouveau projet pro.


La vie « normale »

Pendant ces 4 mois Julien s’est investi, il a décidé de faire de l’aide à la personne, il a trouvé un poste où il faisait les courses pour les personnes âgées. Il était radieux même s’il a fallu chercher un autre employeur, le premier n’étant pas « ouvert » aux aménagements du poste de travail.

Bref, y’a eu aucun miracle, juste la vie normale. Mais pour Julien, avoir le droit d’approcher la vie normale, c’était un miracle. Quand il n’était pas en âge de le comprendre, on a décidé qu’il n’y aurait pas droit. La colère de Julien, c’est aussi la mienne. Qu’on se permette de traiter certains êtres humains comme une « sous-espèce » sans droit, ça me dépasse, peu importe les soi disant déficiences diagnostiquées. On enferme les gens dans une sous-vie subie.


Je ne sais pas ce que va devenir Julien, je ne crois pas à un avenir radieux sous prétexte qu’il a eu un lieu où se poser face à tant de maltraitance ordinaire. Il aura sans doute des hauts et des bas, des employeurs à la con, et peut être même des assistantes sociales dans son salon.

Mais je sais que celleux qui peuvent raconter sont peu nombreu·es. Et qu’à chaque fois que quelqu’un le fait, personne n’a envie de prendre sa place.

Rejoignez les 1 844 autres abonnés

Soutenir mon travail

L’argent récolté sert à payer les frais engendrés par la tenue de ce blog, merci ! <3

Laisse un commentaire ici !