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Petite histoire d’un parcours institutionalisé : « T’es plus un enfant, t’es pas un adulte, t’es juste rien. »

Phot de fils barbelés
Photo de NEOSiAM 2021 sur Pexels.com

Julien a la petite trentaine. Quand je reçois son dossier, dans la case réservée aux handicaps, c’est écrit « retard mental », ce qui ne m’aide pas beaucoup. Moi j’ai surtout besoin de savoir comment dans un groupe « tous handicaps confondus » je peux m’adapter à ses besoins, comment je peux faire en sorte que chacun ait la place qu’il faut pour se sentir bien, et puis comment adapter mes interventions pour qu’elles soient accessibles à toutes et tous. M’enfin j’ai l’habitude, et je reçois tous les participants en individuel avant. Me voilà donc avec Julien, il est venu avec son CV.

Son CV et sa colère.

Julien a besoin d’une reconversion professionnelle, pas parce qu’il a un retard mental, mais parce que son corps n’est plus en état d’exercer le métier d’agent d’entretien. Ancien obèse, il a subi une sleeve qui selon lui le laisse très affaibli, mais surtout, il a le dos en compote et son apnée du sommeil l’empêche de récupérer. Il a diverses autres difficultés physiques qu’il m’explique une à une, mais jamais il n’évoque le « retard mental ». Il me tend son CV, sur lequel n’apparaît aucun diplôme et…des postes de travail en ESAT.

Je lui explique que j’ai un dossier à remplir, que je vais utiliser son dossier, son CV mais que ce qui m’intéresse surtout c’est son ressenti sur tout ça, avant de parler de ses envies d’aujourd’hui.

C’est là qu’il me tend sa colère, d’abord timidement, puis, quand il a testé mon écoute, de manière bien plus franche.

Petit, Julien a montré un retard scolaire. Je crois comprendre qu’il était surtout un peu plus lent que d’autres et qu’au niveau orthographe, c’était une catastrophe. Il explique que l’école ne voulait pas trop s’encombrer de lui, alors que lui voulait apprendre. Et que du jour au lendemain, il n’a plus pu y aller. Qu’il a entendu parler d’une autre école, et qu’il s’est retrouvé dans « tout sauf une école ».

« On faisait rien, on s’ennuyait, j’ai plus rien appris, jamais. Fallait juste rester calme. Au début tu comprends pas, et au bout d’un moment tu réalises que ta nouvelle vie c’est ça. On t’as mis dans un endroit pour t’oublier, où tu végètes parce que personne voulait s’occuper de toi. Au début j’ai pleuré, après j’ai fait le con, y’avait rien d’autre à faire de ses journées « 

C’est ce que Julien a retenu de son enfance. Une trahison, un abandon. À l’âge adulte, on lui a dit qu’il devait se mettre à travailler. Mais que de toute façon il n’avait aucune compétence en rien. Et puis qu’il commençait à peser un peu lourd, qu’il faudrait voir à pas abuser, qu’il se laissait trop aller. Mais Julien s’est dit qu’au moins, il avait fini son temps en école spécialisée, qu’il allait pouvoir vivre sa vie d’adulte, avoir des envies, faire sa vie.

« Mais non en fait, c’était pas fini. Le tampon BABACHE il est indélébile. Personne cherche à t’aider à trouver un travail, ta place c’est en ESAT. Et là faut pas croire que tu peux choisir un métier. Tu fais ce qu’on te dit et tu la fermes. Et si jamais tu l’ouvres y’a toujours qqn pour te prendre entre 4 yeux et te rappeler que comme t’es un peu con t’as pas le droit d’avoir un avis. On te fait faire des stages aussi, où on dit aux entreprises qu’il faut te prendre parce qu’il faut avoir pitié t’es retardé, comme ça dès que t’arrives Les chefs ils savent qu’ils peuvent te traiter comme de la merde et te faire faire les trucs que personne veut faire. Après on s’étonne que tu deviennes obèse, et nerveux, et dépressif. On s’étonne que tu sois pas heureux. Toi tu dis que t’aimes ça ou ça, on te dit que tout ce que tu sauras faire c’est passer la serpillière »

Alors Julien a passé la serpillière. Pendant 10 ans, de toutes ses forces, jusqu’à ne plus en avoir. Pendant ces 10 années, il est aussi tombé amoureux, et a eu deux enfants. Deux enfants « différents, comme on dit maintenant ». Deux enfants qu’il faut conduire deux fois par semaine chacun dans deux CMPP différents, deux enfants que le système a tenté d’évincer parce que la différence c’est mal.

Photo de Rony Stephen Chowdhury sur Pexels.com

« Quand on m’a dit qu’il fallait les mettre en IME, j’ai refusé en bloc, je me suis retrouvé avec l’assistante sociale dans mon salon 10 fois plus vite que pour une aide financière, soit j’accepte l’IME, soit ils sont placés – j’ai bien compris que s’ils étaient placés, on les mettrait aussi à l’IME, alors je me suis battu « 

Il a gardé ses enfants avec lui, ils ne sont pas en IME non plus, « par contre si je rate un seul rdv CMPP, on me les enlève ». Une fois ce combat gagné, il s’est dit qu’il pouvait aussi se battre pour lui-même. Il a réussi je ne sais comment à échapper au milieu adapté pour se retrouver là, dans mon bureau, avec son CV et sa colère. On a passé 4 mois ensemble à bosser son nouveau projet pro.

Pendant ces 4 mois il n’a jamais eu aucun problème de compréhension. C’était même le premier du groupe à me titiller sur des détails. Pendant ces 4 mois il s’est investi, il a décidé de faire de l’aide à la personne, il a trouvé un poste où il faisait les courses pour les personnes âgées, il était radieux. Pendant 4 mois il a aussi partagé sa colère avec le groupe. Tout le monde a changé de regard sur le milieu « adapté » en écoutant ses anecdotes. Il a fallu, aussi, chercher un autre employeur, parce que le premier n’était pas trop ouvert aux adaptations de postes, et qu’il n’était pas possible de bosser dans ce domaine sans en mettre en place.

Bref, y’a eu aucun miracle, juste la vie normale. Sauf que pour Julien, avoir le droit d’approcher la vie normale, c’était un miracle. Parce que quand il n’était pas en âge de le comprendre, on a décidé qu’il n’y aurait pas droit. La colère de Julien, c’est aussi la mienne. Qu’on se permette de traiter certains êtres humains comme une « sous-espèce » sans droit, ça me dépasse, peu importe les « déficiences » diagnostiquées à tort ou à raison. On enferme pas les gens dans une sous-vie subie.

Je ne sais pas ce que va devenir Julien, je ne crois pas à un avenir radieux sous prétexte qu’il a eu un lieu où se poser face à tant de maltraitance ordinaire. Il aura sans doute des hauts et des bas, des employeurs à la con, et peut être même des assistantes sociales Dans son salon. Mais je sais que ceux qui peuvent raconter sont peu nombreux. Et qu’à chaque fois que quelqu’un le fait, personne n’a envie de prendre sa place.

C’est ce que j’ai essayé de faire, à ma façon.


Ce récit a été initialement publié sur Twitter/X, vous pouvez le retrouver ici

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